Émile Saillens (1878-1970), médiateur culturel

Figure atypique de la francophonie protestante, Emile Saillens, fils du pasteur Ruben Saillens, a laissé un héritage intellectuel tout aussi considérable que méconnu. Un Saillens peut en cacher un autre (2/2).

 

Un Saillens peut en cacher un autre (2/2)

Esprit libre, sorti des milieux évangéliques tout s’inscrivant toujours dans une matrice protestante, Emile Saillens a laissé un héritage intellectuel tout aussi considérable que méconnu. Chez les plus grands éditeurs, Emile Saillens a publié des travaux de fond, salués à l’étranger. Dans le second volet de cet entretien, Jacques Emile Blocher nous en apprend davantage sur le fils aîné du pasteur Ruben Saillens.

1/ Avec « Facts about France » (1918), Émile Saillens a publié un best seller marquant, en anglais, décrivant la France au monde entier. Quelle est la genèse et la postérité de cet ouvrage ?

D’abord mobilisé comme « territorial », il s’ennuie suprêmement parmi ses semblables, cantonnés dans les forts parisiens. Il réussit, au printemps 1915, à intégrer le corps des interprètes. Il est affecté à la 51st Highland Division, au milieu d’Écossais combattant en jupe – ceux que les Allemands surnommèrent « the Ladies from Hell » (les dames de l’enfer). Il est affecté au QG de sa division et fait notamment le lien avec les populations pour installer la troupe dans les villages de la ligne de front. Parmi mille vicissitudes, il utilise la moindre parcelle de temps libre pour écrire. Il travaille en 1916 à la traduction de Péguy en anglais, mais le projet n’aboutit pas en dépit de la recommandation d’Henri Bergson. Puis naît l’idée de rédiger un « vade mecum » compact qui aiderait les soldats alliés à se repérer en France. Entrepris en 1917, Facts about France sort chez Hachette en avril 1918 (1). Le succès est au rendez-vous.

2/ Parfaitement bilingue, Émile Saillens a laissé une œuvre de traducteur impressionnante. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il fut d’abord le traducteur du baptiste Kennard, De la force psychique dans la prédication, ouvrage de théologie pratique publié en 1903 par Fischbacher et destiné aux oubliettes ! Il entreprendra des traductions littéraires après la première guerre, les Sonnets de John Milton pour préparer son grand-œuvre et le « Much Ado About Nothing » (Beaucoup de bruit pour rien) de Shakespeare, aux Belles Lettres. Il montre dans l’un et l’autre sa capacité à exceller dans la conjonction de la rigueur scientifique et de l’adresse poétique.

Il reprend les traductions après la seconde guerre mondiale, alors qu’il se remet des jours dramatiques des 6 et 7 juin 1944, où lui et sa femme Germaine Galland ont miraculeusement survécu sous les bombes alliées qui ont rasé Condé-sur-Noireau… Leur maison a comme toute la ville été réduite en cendres. Éprouvé nerveusement, il a besoin d’occupation et aussi de compenser ses pertes. Par Henri Fauconnier, il entre alors en relation avec les éditions Stock. Il traduit d’abord L’histoire de la Russie soviétique de Walter Duranty, longtemps correspondant américain du Times de Londres à Moscou (et l’un des « idiots utiles » de Staline), ainsi que deux ouvrages « de guerre » : La bataille du désert du sud-africain Pieter Rainier, récit anglo-saxon des combats d’El Alamein, et L’étrange alliance du général américain John Russell Deane, chef de la mission militaire américaine à Moscou en 1943-1944. L’ouvrage est préfacé par Raymond Aron.  Comme pour se racheter de Duranty, il commet secrètement en 1947 la traduction d’un ouvrage clé dénonçant les crimes soviétiques, mais il reste anonyme pour pas faire de tort à son frère Jean, conseiller commercial de France à Varsovie.

« Un esprit reboussier tout à fait cévenol »

3/ En quoi l’héritage protestant d’Émile Saillens a-t-il influé sur son œuvre littéraire ? Quelle part lui donnait Émile Saillens lui-même ?

Cet héritage se trahit le plus nettement par le choix de John Milton comme thème de recherche au long cours. Ce choix surprend ses amis de jeunesse – et parmi eux Paul Roques, agrégé d’allemand, traducteur de Hegel et de Clausewitz, s’en amuse. Peut-être peut-on placer dans cette catégorie le choix des Vierges noires par lequel il fait pièce à un certain catholicisme manipulateur du peuple, tout en confortant des catholiques progressistes comme son ami Vaton.  Il alliait une certaine haine de l’argent et un esprit « reboussier » tout à fait cévenols… et sans doute plus particulièrement typique des protestants de là-bas. Au plan spirituel, il revendique cet héritage de plus en plus nettement à partir des années 40. Mais il n’écrit pas dans Réforme comme le fait parfois son frère Jean, qui lui circule dans la HSP (Haute Société Protestante)… Toujours hétérodoxe à quelque degré, il est accompagné dans ses derniers instants par le pasteur Lucien Geoffriau de Sainte-Foy-la-Grande, frère d’un pasteur baptiste ! « Qu’elle est belle la parabole du fils prodigue ! », confessa-t-il peu avant son décès. Il fut selon sa volonté inhumé à Saint-Jean-du-Gard.

4/ Émile Saillens ne s’est pas limité aux horizons franco-français. S’il fallait retenir trois legs, à l’étranger, de cet auteur français d’extraction protestante, quels seraient-ils ?

Au plan littéraire, sa découverte en Australie du « poète du bush » Henry Lawson, dont il fut le premier admirateur européen, a vraiment fait date. Ses deux gros articles de présentation de Lawson, publiés par le Mercure de France (1910), traduits à Sydney, restent très fréquemment cités par la critique lawsonienne. Les Sammies américains de retour au pays ont longtemps puisé dans ses Facts about France et certains chapitres de Toute la France (2), ont été remis en valeur dans les années 1960 par un lecteur enthousiaste, pédagogue de l’université du Wisconsin. Et les artistes américains ont bénéficié à Fontainebleau de  son talent oratoire souvent noté et de son art consommé de la synthèse (cf. infra).

Reconnu outre-Manche comme spécialiste de Milton

En Angleterre, il s’est hissé, malgré son isolement à Sainte-Foy, et son éloignement de toutes les bibliothèques, au niveau des meilleurs spécialistes de Milton, sur lequel il a proposé des hypothèses hardies et dont il a offert une vision continentale.  Son travail a été traduit par l’éditeur Blackwell sous le titre Milton : Man, Poet, Polemist. La parution de l’ouvrage (3) a malgré tout réconforté l’auteur de 86 ans… Longtemps, il avait douté de sa capacité à aboutir. En France même, son manuscrit avait été accepté par NRF Gallimard en 1959 alors qu’il désespérait de trouver un éditeur. Son premier manuscrit, et toutes ses notes, avaient brûlé dans le bombardement de Condé en 1944…

5/ Émile Saillens, par sa culture familiale, semble s’être avéré très doué pour la médiation culturelle, tout en restant très Français. Qu’en pensez-vous ?

Il multiplie en effet les initiatives pour faire connaître le français et la France aux Anglo-Saxons et le monde anglo-saxon aux français. Son premier livre publié est un manuel de prononciation française (1909), co-écrit pendant son tour du monde avec son ami Rudolph Holme à Sydney. Ses Facts… montrent en 1918 qu’il peut exceller dans cet exercice et y intéresser un nombreux public. Il réitère logiquement dans le même registre en 1940, avec un France in Brief qui est en épreuves chez Larousse au printemps 1940 ! Et se trouve torpillé par l’avancée éclair allemande. Et quand il remet le projet à jour en 1944 pour accueillir les libérateurs, il se fâche avec Larousse qui ne croit pas à l’avenir de De Gaulle -« C’est un Kerensky », lui dit-on-. Il n’oublie pas la médiation réciproque : il prépare en 1939, écrit-il à un de ses neveux, un ouvrage sur l’Angleterre et son empire à destination du public français. On peut ranger dans la même catégorie sa French History publiée aux États-Unis en 1932, ultra-synthèse de 150 pages figurant dans la « The hour library » de l’éditeur Lippincott et couvrant toute l’histoire française. Il reprend là l’enseignement qu’il a dispensé chaque été de l’entre-deux-guerres aux Américains de la Fontainebleau School of Fine Arts. L’éclectique agrégé d’anglais y était le professeur d’histoire ! Il faut aussi citer « son » dictionnaire anglais-français et français-anglais paru chez Magnard en 1944 (en collaboration avec son collègue Eugène Kuentz) et réédité de multiples fois jusqu’en 1976. Ce dictionnaire innove : il est le premier dictionnaire de poche à proposer la prononciation phonétique de l’anglais ! Émile Saillens, élève de Paul Passy (EPHE), avait été un phonéticien précoce… On pourrait ajouter son Esquisse des littératures de langue anglaise publiée chez Didier en 1938. Jusqu’au bout, Emile Saillens a été un trait d’union entre francophonie et anglophonie.

 

(1) Emile Saillens, Facts about France, T. Fisher Unwin, Limited, 1918 (306p)

(2) Emile Saillens, Toute la France, Paris, Larousse, 1925 (447p)

(3) Emile Saillens, Milton : Man, Poet, Polemist (trad Kathleeen Pond), Blackwell / Barnes & Noble, 1964 (371p)