Émile Saillens (1878-1970), pédagogue cosmopolite

Le pasteur Ruben Saillens (1855-1942), auteur de « La Cévenole », hymne de l’Assemblée du Désert, est bien connu des protestants français. Son fils aîné Emile Saillens est longtemps resté dans l’ombre. Un Saillens peut en cacher un autre (1/2).

 

Un Saillens peut en cacher un autre (1/2)

Resté protestant après avoir pris ses distances avec les milieux confessionnels, Emile Saillens (1878-1970), auteur prolifique et globe-trotter, mérite pourtant toute notre attention. Premier volet d’un entretien avec Jacques Emile Blocher.

1/ Jacques Emile Blocher, pouvez-vous vous présenter ?

Après des études de commerce (HEC), je suis actif depuis 40 ans dans l’administration d’entreprise et d’associations. Au plan protestant, j’ai été pendant une quinzaine d’années, parmi diverses charges, responsable de l’Institut biblique de Nogent, qui vient de fêter ses 100 ans. J’ai en parallèle hérité d’amples archives familiales que je m’efforce toujours d’organiser… Accessoirement, je suis l’un des arrière-petit-neveux d’Émile Saillens (1).

2/ Émile Saillens, fils aîné du pasteur Ruben Saillens, est une figure importante du protestantisme français au XXe siècle, auteur de nombreux ouvrages marquants. Pourtant, les livres d’histoire, et la mémoire protestante, ne lui font pas justice. Comment l’expliquer ? 

Lui-même a été un protestant un peu particulier, méprisant volontiers « chapelles » et « coteries ». Il manifeste d’abord une réelle ouverture au catholicisme que professent beaucoup de ses amis, épouse en 1908 une collègue agrégée de français agnostique mais élevée dans cette religion. Il se rapproche des protestants à la fin de la grande guerre, et se remarie au temple de Cherbourg en 1922… Jadis proche du catholique Jean Brunhes, le fondateur de la « géographie humaine », il se réfère désormais au protestant Camille Jullian.

Un protestant qui méprise les honneurs

Mais il méprise l’argent et les honneurs. Agrégé, très cultivé, il publie pourtant des ouvrages remarqués, dont de grands succès de librairie (Facts about France en 1918, amplifié par Toute la France chez Larousse en 1925-1932). Ces livres ne survivront pas à l’occupation allemande et lui feront dire plus tard « je me suis égaré dans la littérature de propagande »… Après un épisode de vie mondaine dans l’entourage du philanthrope Albert Kahn, qui lui vaut de côtoyer l’élite intellectuelle d’avant-Grande-Guerre, il redevient simple professeur de lycée, et s’intéresse à des sujets peu populaires, dont la vie et l’œuvre de John Milton, le puritain divorceur, dans lequel il se retrouve sans doute. Il publie, sur Milton, un ouvrage qui fait autorité, aux éditions NRF Gallimard (2). Mais il se fâche successivement avec la plupart de ses éditeurs, ce qui n’est pas la meilleure façon de faire son autopromotion.

3/ Émile Saillens, aîné de Ruben Saillens, a secondé son père, devenu pasteur baptiste, jusqu’à l’âge de 25 ans. Il a même signé « La Vie et l’œuvre de C.-H. Spurgeon » (1902) avec son père Ruben Saillens (1855-1942) comme préfacier. Qu’est-ce qui l’a éloigné ensuite du baptisme ?

Sa jeune sœur Louise a longtemps dit que son tour du monde en tant que « boursier du tour du monde » (1905-1907) et l’observation des religions de l’Inde, l’avaient fait douter de l’exclusivité du message chrétien, en tout cas sous la forme qui lui avait été enseignée. Sa prise de distance est en réalité antérieure, et peut être discernée dès 1902-1904, où il enseigne successivement au Clifton college de Bristol et au lycée d’Alger, après son agrégation. C’est selon toute vraisemblance le doute intellectuel qui explique son retrait, et le sort révoltant de tous ceux qui, sur la terre, sont promis au malheur dès leur naissance. L’inconséquence de certains chrétiens aussi. Il note pourtant en 1905 dans son journal de bord, entre Port-Saïd et Colombo je crois, qu’il ne peut s’empêcher de réagir en chrétien. Ainsi se trouve-t-il, au plus fort de sa période agnostique, à accompagner en mer les cantiques à l’harmonium lors du culte célébré par l’aumônier de bord ! Il assiste en 1910 à la Convention tenue porte des Ternes et juge que l’évangélisation des foules telles que la pratique son père « ne marche pas ». Il manifeste au contraire le plus grand respect pour le laborieux « un à un » pratiqué par son pourtant très baptiste grand-père Jean-Baptiste Crétin, qui herborisait sur les chemins de Picardie en visitant ses paroissiens…

S’affranchir de l’ombre du « grand arbre »

Le personnage est complexe ! Au fond, son caractère impérial ne lui laissait pas d’autre choix que de fuir l’ombre du « grand arbre » qu’était son père (la formule est de lui). Dans son grand âge, il reçoit volontiers chez lui en Gironde plusieurs membres de l’Église (baptiste) du Tabernacle qu’il estime, et même le baptiste américain « Mid-Missions » Feryance quand celui-ci s’établit à Bordeaux !

4/ Émile Saillens s’est fait une réputation de pédagogue et d’esprit encyclopédique. En quoi son « tour du monde » a-t-il nourri cette inclination ? 

Il a certainement été pendant toute sa carrière porté par les observations qu’il avait pu faire pendant son tour du monde, même si son tour d’esprit éclectique a sans aucun doute précédé son voyage de presque deux ans. C’est à ce sujet l’Inde – qu’il a sillonnée pendant plus de 6 mois – qui l’a sans doute le plus marqué. Il y a serré la main du Prince de Galles, futur George V, en visite dans son futur royaume, fréquenté le rajah du Népal, manié la carabine à cheval dans la jungle, visité écoles et prisons, rencontré dissidents et notables, jusqu’à un lama sur les pentes de l’Himalaya… Sans doute sa pédagogie ultérieure a-t-elle été en grande partie comparatiste, comme le laissent penser les traces de son « tour du monde » que l’on discerne aisément dans chacun de ses écrits, depuis Facts… jusqu’aux Vierges noires (3), une « étude de folklore » publiée au sortir de la seconde guerre mondiale et qui reste le document de référence sur le sujet. Il y trace des parallèles entre les images de la Vierge et celles de la déesse Kali de Calcutta. Détail caractéristique, à l’occasion d’un des rares passages chez lui de l’enfant que j’étais – j’avais 8 ans, il en avait 91 – il a entrepris de m’expliquer la philosophie du Bouddha dont il conservait une statuette dans son bureau, à Sainte-Foy-la-Grande. Je n’ai pas oublié.

5/ Outre ses nombreux ouvrages, Émile Saillens s’est révélé un épistolier exceptionnel, ouvert sur le monde entier. Vous avez eu accès à nombre de ses lettres. Quels sont les traits les plus marquants qui ressortent de sa correspondance ? 

Il était un correspondant fidèle pour sa famille et certains amis triés sur le volet. Et un esprit cosmopolite, trait d’union entre francophonie et anglophonie. Nous n’avons malheureusement qu’un petit aperçu de sa correspondance non-familiale. Grâce à son fils Roland Fauconnier, nous avons eu accès à plusieurs de ses lettres à Henri Fauconnier, le prix Goncourt 1931, interprète à ses côtés en 1917-1918 dans le train militaire de sa division, planteur self made man en Malaisie puis retraité à Tunis. Il s’est également lié à l’Abbé Vaton, ami des Fauconnier et premier aumônier de l’Arche de Lanza del Vasto, qui accueille avec enthousiasme ses Vierges noires pourtant décriées par les jésuites… En Océanie, il entretient le contact avec Christopher Brennan, le « Mallarmé » australien, qu’il a connu pendant son séjour en Australie. Les professeurs d’université Jacques Blondel, son ancien élève, et René Fréchet sont à la fin de sa vie des correspondants régulier du vieillard de Sainte-Foy. En famille, il s’efforce d’encourager ses sœurs et de canaliser certaines initiatives qui lui paraissent parfois manquer d’appui scientifique… Il entretient une très active correspondance philosophico-littéraire avec son jeune frère Jean Saillens. Il est volontiers le conseiller de ses neveux, offrant à son neveu Jacques Blocher tantôt son réseau protestant, tantôt le fruit de ses lectures, tantôt une référence littéraire ou historique. Il suit en pédagogue la scolarité de ses petits-neveux, et tâche de les aider à éviter les infortunes qu’il a lui-même connues. Il se lance même dans la lecture de Karl Barth, qu’il juge fort indigeste (« quelle bouillie ! »), pour accompagner son petit-neveu Henri Blocher qui étudie la théologie aux États-Unis…

 

(1) Jacques Emile Blocher est également l’auteur de nombreux articles, et a assuré l’édition critique de plusieurs ouvrages à caractère historique, comme Madeleine Blocher-Saillens, Feministe et fondamentaliste, Excelsis, 2014

(2) Emile Saillens, John Milton, poète combattant, Paris, NRF Gallimard, 1959

(3) Emile Saillens, Nos vierges noires, Leurs origines, Paris, ed. universelles, 1945