Juifs messianiques en francophonie

Qui sont les Juifs messianiques ? Que représentent-ils en Europe francophone, en particulier en France et en Belgique ? Entretien avec Michael de Luca, auteur d’une thèse sur le sujet.

Qui sont les Juifs messianiques ? Que représentent-ils en Europe francophone ? Le travail de thèse de Michael de Luca, soutenu en octobre 2020 à Louvain (Belgique), vient opportunément nous éclairer[1]. Appuyé sur une étude empirique (questionnaires, entretiens), il a cherché à comprendre comment les Juifs messianiques interprètent le texte biblique de Jérémie 31 sur la « nouvelle alliance ». Il nous en dit plus.

 

Michael de Luca, pouvez vous vous présenter ? Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre thèse aux juifs messianiques en France et en Belgique ? 

Je suis enseignant en langues bibliques (Hébreu et Grec) et responsable des cours à distance à la faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Du fait de mon double parcours universitaire en sociologie (Master à la Sorbonne en 2006) et théologie (Master à Aix en 2012), j’ai voulu mener une enquête à la fois exégétique et socio-religieuse en abordant le groupe méconnu des Juifs messianiques de France et leur réseau (Belgique, Suisse). Il n’existait aucune donnée de base pour ce travail, c’est pourquoi une étude empirique était nécessaire. 

Le mouvement juif messianique est méconnu. Comment le définiriez-vous ? 

Il n’est pas facile de définir précisément le mouvement juif messianique car ses frontières sont parfois floues et poreuses. Pour le dire simplement, un Juif messianique est un Juif qui reconnaît Jésus / Yechoua’ comme le Messie d’Israël. Pour autant, tous les « Juifs croyants en Jésus » ne sont pas des Juifs messianiques, ou ne se reconnaissent pas dans le mouvement messianique. Ce qui distinguera le Juif messianique c’est peut-être avant tout cette revendication de son identité juive, avec un certain degré de pratique juive, en même temps que son appartenance chrétienne. 

Au niveau démographique, mais aussi symbolique, que représentent les réseaux juifs messianiques aujourd’hui en France et en Belgique ? 

Au niveau démographique, le réseau juif messianique est une goutte d’eau dans l’océan. Si l’on compte qu’il existe trois assemblées reconnues en France et une en Belgique, et même si l’on ajoute certains groupes de maison plus ou moins officiels, on ne dépasse guère les 600 individus. Mais il faut préciser d’emblée que ce chiffre est approximatif et pourrait être plus élevé si on pouvait prendre en compte les Juifs croyants en Jésus qui fréquentent des assemblées chrétiennes -la majorité d’entre eux en fait-. En revanche, l’importance symbolique du mouvement messianique dépasse, et de loin, son importance numérique. L’existence même de ces Juifs messianiques et la visibilité particulière d’organisations comme Juifs pour Jésus, organisation messianique basée à Paris, peuvent donner l’impression que le mouvement messianique est plus important. C’est d’ailleurs en découvrant l’existence de l’organisation Juifs pour Jésus que j’ai commencé à m’intéresser au sujet des Juifs messianiques. 

Pourquoi, à vos yeux, le courant juif messianique est-il essentiellement un phénomène protestant, et non catholique ? 

La raison principale tient à la possibilité de « pluri-appartenance » qu’offre le protestantisme, en particulier évangélique. Là où l’identité catholique prime (on parlera de « catholiques d’origine juive »), l’identité protestante apparaît comme une étiquette religieuse qui n’est pas exclusive. On sait aussi qu’il existe une affinité entre protestantisme et judaïsme[2]. J’ajouterai à cela qu’il existe une filiation historique entre le mouvement baptiste et le mouvement messianique en France : le journal Le Berger d’Israël fut co-fondé par deux pasteurs baptistes en 1936[3], pour évangéliser les Juifs qui arrivaient à Paris après avoir fui le régime hitlérien. Ce journal est aujourd’hui un journal juif messianique indépendant. 

L’option juive messianique repose à la fois sur une forte mise en valeur de l’identité juive, mais aussi sur une potentielle subversion chrétienne de cette identité. Comment les juifs de France et de Belgique, hors communautés messianiques, réagissent-ils à cette double facette du judaïsme messianique ? 

J’ai moins étudié cette question. Mon enquête visait précisément les responsables d’assemblées et œuvres messianiques. Pour répondre a priori, je dirais que la plupart des Juifs croyants en Jésus intégrés dans des églises chrétiennes 1) ne font généralement pas étalage de leur judéité et 2) regardent parfois d’un œil torve le mouvement messianique considéré comme une sorte de menace « judaïsante ». Dans ce cas, on pourrait se demander si ce n’est pas l’identité chrétienne qui se sent potentiellement menacée par l’insistance que les messianiques mettent sur les racines juives du christianisme. 

Les communautés messianiques que vous avez étudiées sont elles toutes francophones ? Existe-t-il, en leur sein, une forme de conscience francophone spécifique, qui les distinguerait, par exemple, des juifs messianiques anglophones ? 

Oui, toutes les assemblées étudiées étaient francophones, même si les membres de leur réseau pouvaient aussi être israéliens, américains ou autres. Je ne dirais pas qu’il existe à proprement parler une « conscience francophone spécifique », je dirais plutôt que c’est inconscient. Les résultats de mes travaux montrent en effet qu’en ce qui concerne l’interprétation du texte clé de Jérémie 31:31 sur la nouvelle alliance, une nette différence existe entre le milieu francophone et les milieux anglophones. La dimension juive dans l’interprétation du texte est bien plus marquée dans la littérature anglo-saxonne. Mes enquêtés messianiques francophones avaient globalement une interprétation chrétienne très classique. Il existe donc bien une spécificité du milieu messianique francophone qui tient sans doute à une spécificité culturelle et historique, qui fait que les enjeux identitaires (et ici d’interprétation) ne sont pas les mêmes en France et aux Etats-Unis ou en Israël.

 

[1] Michael de Luca, « Quelle « nouvelle alliance » pour les Juifs messianiques? Une étude comparative de la réception de Jérémie 31:31-34 dans le mouvement juif messianique contemporain », thèse de doctorat sous la dir. de Mart-Jan Paul et Evert Van de Poll, Evangelische Theologische Faculteit de Louvain, 2020. Le texte intégral de la thèse est accessible, en français, sur le site https://www.messianicstudies.com/theses.html

[2] Patrick Cabanel, Juifs et protestants en France, XVIe-XXIe siècle, les affinités électives, Paris, Fayard, 2004

[3] Il s’agit de André Frankel (1895-1964) et de Henri Vincent (1900-1990). Voir Sébastien Fath, « Ruben Saillens et le judaïsme, “Le pasteur évangélique Ruben Saillens et le judaïsme”, Archives juives. Revue d’histoire des juifs de France, n°40/1, 1er semestre 2007, p.45 à 57