Marguerite Yourcenar et le protestantisme

Femme hors-norme, née à Bruxelles, Marguerite Yourcenar était une pionnière à plus d’un titre, y compris dans son vif intérêt pour le protestantisme.

Marguerite Yourcenar (1903-1987) est la première femme à être entrée à l’Académie Française, élue par un parterre 100% masculin. C’était en 1980. Elle reste aujourd’hui une des plus célèbres écrivaines de la francophonie. Sa plume d’une exquise élégance, son intelligence acérée, sa finesse psychologique, sa puissance narrative et sa capacité d’empathie littéraire ont produit une oeuvre immense, indémodable.

L’Oeuvre au Noir : millénarisme anabaptiste

Il faut dire que c’est aux Etats-Unis, terre profondément marquée par l’héritage de la Réforme, qu’elle a choisi de passer l’essentiel de sa vie d’adulte. Devenue américaine dès 1947, elle n’a cependant jamais renié ses attaches françaises et francophones. Esprit sans frontière, elle faisait preuve d’une curiosité intellectuelle et spirituelle sans tabou. Une femme libre. Deux volets majeurs de son oeuvre témoignent, entre autres, de l’attention que Marguerite Yourcenar a porté au protestantisme. Le premier est L’Oeuvre au Noir (1968), roman considéré par beaucoup comme LE chef-d’oeuvre absolu de l’académicienne. Elle y décrit les pérégrinations d’un alchimiste humaniste, Zénon Ligré, dans un XVIe siècle en proie aux violences religieuses et politiques. Le héros du roman réfléchit, découvre, médite, dans un monde dogmatique et sectaire où il se sent, à bien des égards, comme un étranger. Dixit : « Il n’existe aucun accommodement durable entre ceux qui cherchent, pèsent, dissèquent, et s’honorent d’être capables de penser demain autrement qu’aujourd’hui, et ceux qui croient ou affirment croire, et obligent sous peine de mort leurs semblables à en faire autant »….

Au cours de son errance, qui le conduira finalement à Bruges, dans les geôles de l’Inquisition, Zénon passe par Münster, alors en proie à une effervescence millénariste qui enflamma l’imagination des contemporains. Cette ville allemande de Westphalie est le théâtre, de 1534 à 1535, d’une expérience théocratique inspirée du courant de la Réforme radicale, branche de la Réforme protestante qui met en avant les communautés de convertis et le refus du baptême des nourrissons. Sous la conduite de Jean de Leyde et du prophète Jan Matthijs, une dissidence anabaptiste prophétise l’Apocalypse, la communauté des biens, mais aussi la polygamie. Loin des caricatures, Marguerite Yourcenar restitue avec délicatesse et profondeur cet épisode extraordinaire, dont la tradition anabaptiste majoritaire se montrera, a posteriori, peu fière en raison des débordements qui accompagnèrent la fièvre prophétique.

L’oeuvre des Noirs : le Gospel exalté

C’est également dans les années 1960 qu’en parallèle à l’écriture de L’Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar s’intéresse de plus en plus près aux Negro Spirituals et au Gospel. Ancrée dans une tradition de la démocratisation du chant choral que la Réforme protestante a permise, cette musique est aussi et surtout celle des Noirs américains, que Marguerite Yourcenar côtoie depuis la Seconde Guerre Mondiale. Très tôt, elle se montre fascinée par Father Divine, pasteur et prophète excentrique installé à Harlem. L’écrivaine fait le lien avec l’univers millénariste de Münster dont elle parlera dans L’Oeuvre au Noir : « des années plus tard, quand j’eus à évoquer dans L’Oeuvre au Noir l’extraordinaire figure de Hans Bockhold, le comédien visionnaire, charlatan et Dieu-roi, présidant des banquets dans sa ville assiégée, adoré des misérables qui finalement périrent avec lui, ces scènes de passion collective se nourrirent des souvenirs de Father Divine » (1). La première en France, Marguerite Yourcenar va aimer, traduire, éditer et magnifier les Negro Spirituals. Elle les compare avec les fabliaux du Moyen-âge, avec les grands textes classiques de la Grèce antique, elle les sort du folklore pour en montrer l’impact universel. Proche du mouvement des Droits civiques aux Etats-Unis, auquel elle apporte son soutien, elle publie en 1964 Fleuve profond, sombre rivière, recueil de textes de Spirituals traduits en français (2).

Elle ne cessera, ensuite, de vanter « la beauté du chant noir, sa ferveur, sa gaité, sa tristesse à ras de sol et à ras de ciel, sans cesse retombant au diapason de la plainte ou montant à celui du cri ». Elle lui consacre un nouveau livre, très différent, en 1984. Il est le fruit d’une collaboration avec son ami Jerry Wilson, jeune réalisateur afro-américain mort à 30 ans d’une terrible maladie. Elle y publie, en grand format, 14 Blues et 14 Gospels traduits (librement), accompagnés de superbes photos prises par Jerry Wilson. Sans jamais se lasser d’explorer et d’expliquer cet univers traversé par le tragique et l’espérance, elle nous invite, par-delà l’espace et les années, à (re)découvrir « ferveur religieuse, mais aussi sensualité, mélancolie, mais aussi gaieté, révolte mais aussi sentiment d’une liberté et d’un bonheur de vivre qu’on n’enlève jamais tout à fait à ceux qui aiment la vie » (3).

(1) Marguerite Yourcenar, Blues et Gospels, Paris, Gallimard, 1984, p.7.

(2) Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivière, Les Negro Spirituals, commentaires et traductions, Paris, NRF Gallimard, 1964 (plusieurs rééditions)

(3) Marguerite Yourcenar, Blues et Gospels, op. cit., p.11.