Rappeurs, francophones, protestants

De la louange, du rap engagé et de la prédication… Quel est donc ce rap chrétien qui pénètre aujourd’hui les milieux de la francophonie protestante ?

En ce dimanche soir de début novembre 2017 la fatigue et les soucis du crépuscule commencent à tomber sur les Parisiens. Il faut songer au lundi qui vient. Mais quelques protestants évangéliques défient l’horloge et se réunissent entre Malakoff et Montrouge pour un culte tardif. Dans cette église prophétique d’expression africaine, tout le monde est bienvenu. Après quelques chants, un homme s’avance, puis un autre. Ils slamment, ils rappent. Leur nom de scène ? BigTy et Armel le psalmiste. Leurs textes, longs et engagés, percutent la salle, qui réagit et renchérit. Les instrumentistes présents improvisent un accompagnement. Cela commence doucement, puis ça marche fort ! A la fin de la soirée, certains ont deux heures de route pour rallier leur domicile. Mais ce n’est pas grave. Le fondu-enchaîné de la louange, du rap engagé et de la prédication les ont motivés. Quel est donc ce rap chrétien qui pénètre aujourd’hui les milieux de la francophonie protestante ? Trois caractéristiques le fédèrent : il est urbain, transfrontière et prophétique.

Urbain

Depuis Kamini est son cultissime « Marly Gaumont » (2006-7) qui acclimate le rap à la campagne picarde, on sait que les enfants du hip-hop ne dédaignent pas toujours les champs. Mais c’est dans les villes que ce genre musical, né au cours des années 1970, s’épanouit le mieux. Le Gospel puise ses références dans une géographie très variée où la nature et le désert ont toute leur place. Le rap préfère quant à lui le béton et le bitume, tout comme le slam, son jeune cousin. De Kossi à Méshak en passant par Manou Bolomik, BigTy ou Leader Vocal, les groupes et interprètes qui animent aujourd’hui l’espace protestant francophone d’un rap chrétien naissant s’inspirent d’abord de l’expérience citadine. Des paroles plus que de la musique, du rythme plus que de la mélodie, et une prédilection pour les banlieues populaires, dont les rappeurs sont pour la plupart du temps issus. Pour les bijoux de poésie et d’inspiration créés par les rappeurs, Ouagadougou, Bruxelles, Abidjan, Paris ou Toulouse sont des écrins de choix.

Transfrontière

Une autre caractéristique fédératrice du genre est de se moquer des frontières. Ce n’est pas un hasard si l’on parle souvent de « rap-culture »[1] soudée par une forme de « résistance sonore » face aux discours de résignation. la rap-culture désigne une réalité qui ne dépend pas des frontières nationales, mais qui englobe un milieu transfrontière qui partage les mêmes codes musicaux, langagiers, thématiques, vestimentaires. Les mélanges et partages sont multiples. Ils vont du griot africain au urban Gospel d’Amérique du Nord. Le rap est un creuset qui sait absorber et mêler les différences. Dans les Caraïbes, en Afrique de l’Ouest, en Europe francophone, une fragile scène rap fidélise ainsi depuis quelques années un public francophone transcontinental. Moins mûr que celui du Gospel, ce « marché » n’en est qu’à ses balbutiements, et la très grande majorité des interprètes ne vivent pas de leur art. Mais les groupes se développent. Au moins une cinquantaine en France, la moitié outre Altantique dans un Québec francophone qui écoute aussi du rap évangélique anglophone. En Afrique centrale et de l’Ouest, tout reste à faire pour partir à la découverte des centaines d’ensembles et solistes qui rappent l’espoir et la colère d’une jeunesse francophone en quête de perspectives.

Ces liens transfrontières (mais aussi transconfessionnels) n’empêchent pas les rivalités, d’autant plus âpres parfois que le marché du rap chrétien, né dans les années 1990, reste très restreint. Et beaucoup s’interrogent : comment la véhémence du rappeur s’accommode de l’Evangile de Paix ?

Prophétique

Véhémence et Evangile, incompatibles ? Les rappeurs chrétiens plaident pour l’articulation au nom d’un appel prophétique. C’est Jean-Paul Chabrol, historien des petits prophètes cévenols[2], qui en a eu le premier l’intuition, lors d’une intervention donnée lors de l’Assemblée du Désert 2003 au Mas Soubeyran. Il osa alors la comparaison entre la véhémence camisarde, hors de toute régulation institutionnelle, et le rap urbain d’aujourd’hui. Même colère sourde, même espérance, même protestation portée par un verbe généreux et puissant. Car le rap, c’est surtout cela ! Des paroles en abondance, un phrasé saccadé et travaillé (flow), et des contenus consistants (quels textes !), sans commune mesure avec la plupart des chansons formatées pour le Top 50. Anna Cuomo, qui a étudié les rappeurs de Ouagadougou (Burkina Faso), explique combien les productions de ce rap local s’articulent aux enjeux sociaux[3]. A la vie quotidienne. Parce qu’ils parlent de questions brûlantes du quotidien, les rappeurs labellisés chrétiens sont en prise directe avec un « peuple protestant » que beaucoup d’élites, de théologiens, de professeurs ou de pasteurs ne toucheront jamais. Quand ils échappent au rouleau compresseur de l’industrie du divertissement, ils parviennent se faire prophétiques. Hors institution, hors magistère, hors écoles de musique, ils percutent, entrent en tension avec l’ordre établi et les discours de résignation. Une dynamique prophétique au nom d’une révolte pacifique qui n’oublie pas cette confiance que la Grâce peut donner : colère et craintes ne sont pas une fin en soi, car s’ouvre l’horizon d’une promesse ancrée dans la certitude que « le King m’a validé »[4].

[1] Lire entre autres le volumineux Jérémie Kroubo Dagnini, Musiques noires: L’Histoire d’une résistance sonore. Camion Blanc: 2016, qui contient de nombreux articles sur le rap en Europe, au Cameroun, dans les Caraïbes.

[2] Jean-Paul Chabrol, Le prophétisme huguenot en quarante questions, Paris, Alcide, 2015.

[3] Anna Cuomo, « Rap et blackness », Politique Africaine, 2014/4, n°136, p.41-60.

[4] BigTy et Markis, « Le King m’a validé », rap mis en ligne en vidéo en 2016.