Le « français spirituel » des Églises de Réveil

En Afrique de l’Ouest, les nouvelles Églises de Réveil sont essentiellement préoccupées d’efficacité miraculeuse de la foi. On croyait cette obsession mobilisée dans deux domaines : le corps et le porte-monnaie. Promesse de guérison et prospérité ! Alexis Matangila nous invite à élargir la perspective.

Linguiste, professeur de langue et civilisation française à l’université de Kinshasa, Alexis Mantagila nous apprend que la langue française elle-même s’est invitée dans l’économie miraculeuse mise en œuvre par pasteurs et prophètes. Explication.

Professeur Matangila, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis l’ancien chef du département de Français, Langues et Civilisation française à l’UNIKIN. Spécialisé en linguistique, je suis directeur du CELTA (Centre de Linguistique Théorique et Appliquée), et je suis l’auteur d’une thèse de doctorat soutenue en 2004, consacrée aux enjeux de la communication dans les Églises de Réveil à Kinshasa[1]. Une partie de mes travaux croisent la linguistique et la sociologie des religions.

Quel est le point le plus saillant de vos recherches autour de la pratique de la langue française ?

Je m’intéresse tout particulièrement au « français spirituel ». C’est la langue française telle qu’elle est pratiquée, au sein des Églises de Réveil à Kinshasa, par certains pasteurs. Il s’agit d’une langue qui n’a pas été apprise à l’école, ou très peu. Le « français spirituel » est le fruit de la non-scolarisation de la plupart des pasteurs des Églises de Réveil. Ces pasteurs, ces prophètes, ces prédicateurs ne connaissent pas le français scolaire.

Comment et pourquoi est-elle parlée par les pasteurs s’ils ne l’ont pas apprise ?

Dans notre pays, le français, quand on sait le parler couramment, est le signe de l’élite sociale. On change de milieu social quand on parle bien français. C’est un signe de réussite sociale, et c’est aussi, bien-sûr, une langue très utile. C’est pourquoi, même s’il n’a pas été à l’école, quelqu’un qui aspire à être un meneur d’hommes au Congo RDC aspire à parler français. Parmi les pasteurs des Églises de Réveil, certains ont fait des études, et ont appris le français à l’école. Mais beaucoup n’ont pas grand parcours scolaire. Alors, ils se débrouillent comme ils peuvent pour parler français quand même, et essaient même de l’enseigner aux lingalophones. Lors des cultes, ils prêchent en français, et se font traduire en lingala. Alors qu’ils parlent eux-mêmes mieux lingala que français ! Ils semblent se compliquer la vie, mais en réalité, ils assoient leur autorité en montrant qu’ils savent parler français.

Mais de quel genre de français s’agit-il ?

C’est bien là le problème. La langue française parlée par ces pasteurs ne tient pas compte de la grammaire telle que nous la connaissons. L’essentiel pour eux c’est de parler et de faire passer le message, et que cela ait l’air d’être du français. Comme ils ne sont pas sûrs de la manière dont ils parlent, pour renforcer leur autorité, ils affirment que c’est le Saint-Esprit qui leur a appris le français. Directement ! La langue française leur a été donnée de manière surnaturelle, par Dieu lui-même. C’est ainsi qu’ils présentent les choses. Et ce n’est pas tout. Ils appellent à se méfier du français scolaire que nous autres, universitaires, pratiquons. Ils affirment que cette langue française a été corrompue par les occultistes, qu’elle est imprégnée de ceci ou de cela, qu’elle a été altérée par Satan. Eux se présentent comme les hommes de Dieu, qui savent utiliser le français de manière spirituelle et juste, car leur professeur est le Saint-Esprit !

Pouvez-vous nous donner des exemples ?

Tout récemment, le pasteur Kutino disait à la télévision, « le jour où j’ai marié ma femme ». C’est incorrect, il faudrait dire, en bon français, « le jour où je me suis marié avec ma femme ». Nombre de pasteurs disent aussi « J’ai marié mes filles ». Ce genre de faute de français se retrouve souvent chez les adeptes du français spirituel. Il y a des expressions aussi, comme « être positionné », qui sont difficiles à comprendre en français classique. En français spirituel, elles ont un autre sens, lié au registre utilisé par les pasteurs. « Être positionné » veut alors dire être un chrétien pieux et vigilant, mais cela ne tombe pas sous le sens ! Autre exemple, « Esprit de mort » est entré dans le langage usuel des Kinois, il vient des Églises de Réveil qui l’utilisent tout le temps. Il y a aussi « l’élévation », et le « premier toucher », le « deuxième touché ». Ces expressions font partie de ce français spirituel. Elles se rapportent aux vagues d’imposition des mains initiées par le pasteur. Si l’on est béni dès le « premier touché » (pastoral), la prospérité sera fort grande, pense-t-on ! (analogie avec le « premier tirage » et le « second tirage » à la loterie ?, ndlr). Le français spirituel c’est un français qui découle directement du manque de formation des leaders des Eglises de Réveil en français[2]. Dans notre pays, il y a plus d’Églises de Réveil que d’écoles…

[1] Alexis MATANGILA IBWA, Les enjeux de la communication dans les Eglises de réveil à Kinshasa. Essai d’analyse d’un discours religieux en milieux diglossique. Thèse de doctorat, Faculté des lettres et sciences humaines. Kinshasa : UNIKIN, 2004.

[2] Dans une réponse indiquée dans un questionnaire écrit distribué par le professeur Matangila, un répondant écrit: « je suis nez de nouvau ». Cf. A.Matangila, « Pour une analyse du discours des Eglises de réveil à Kinshasa », Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, 54, 2006, p.77-84.